LA "METHODE JARRIN"
L'archiviste recueille les documents, les élucide et les édite. L'annaliste
tire les faits de cette gangue, les classe dans l'ordre chronologique. Quant à l'historien, sa tâche ressemble assez à celle de
certains naturalistes occupés à reconstruire les espèces perdues. Ils visitent les musées où on a collectionné les débris de
l'ancêtre (ou du doyen) de nos ruminants. Si les collectionneurs ont déjà essayé un classement soit partiel, soit total du
squelette, ils tiennent compte de ce travail fait, et en profitent plus ou moins, selon qu'ils le jugent définitif ou non. si
quelques fragments essentiels ont échappé à l'attention, ils les reprennent et les mettent en place. La charpente de la bête
est ainsi reconstruite. A ce premier labeur sans doute méritoire, mais qu'une science anatomique ordinaire et une méthode exacte
rendent facile, succède un autre travail aventureux infiniment. Il faut recréer, asns autre aide que de délicates inductions,
les muscles frémissants qui recouvraient ces os arides. Il faut mettre des yeux vivants dans ces orbites mornes, tirer un
mugissement de cette poitrine caverneuse. Il faut que le pré tremble sous ce lourd sabot ; que la source, en le revoyant,
reconnaisse le Bos primigenius. Il faut que la grande bête revive et, qui plus est, revoie autour d'elle le milieu dans lequel
elle a vécu.
La comparaison manquerait grandement de modestie si j'avais songé là à ce que j'ai fait : j'ai parlé de ce qu'il aurait fallu faire.
Il est rare de faire ce qu'il faut, d'exécuter ce qu'on projette, de réussir même à demi. Ce qui est commun, hélas ! c'est
d'oublier son plan, de le surcharger ici ou là ; de s'apercevoir chemin faisant qu'on a perdu de vue le but, manqué la voie
ou la vie.
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Il y a eu quelque intérêt pour moi à suivre nos annales arides, à démêler, constater et mettre en relief les faits un peu considérables
à retrouver leurs causes parfois ou leurs rapports entre eux, ou leurs liens avec l'histoire de la race dont nous sommes ; à voir comment,
dans ce grand mécanisme qui est la France, ce petit rouage qui est la Bresse fonctionnait, à quelles impulsions successives nous avons
obéi ; quelle activité, quelle capacité d'action ou de réaction nous avions en propre - pourquoi, comment, par quelle série d'incidents,
par quelles nécessités, après avoir comme les autres provinces de la Gaule cherché et trouvé, à l'époque féodale, une autonomie apparente,
nous avons été ramenés à la grande patrie.
Outre cet intérêt tout provincial, notre histoire en a un autre. Un de nos principaux historiens me disait pour m'encourager dans ma
tentative : les histoires locales servent de contr'épreuve à l'histoire générale. Je n'ai compris cette vue infiniment juste
qu'à l'oeuvre.
Il y a un règne qui a jeté un grand éclat, un siècle qui semble fécond entre tous. Sous cet éclat apparent, malgré cette fécondité
incontestable, la décadence de l'institution monarchique est flagrante et la misère des populations grande.
Qui nous l'apprend ? Les histoires locales.
Où verrez-vous bien toutes les misères et toutes les laideurs du régime féodal ? Est-ce dans l'histoire générale un peu séduite et pipée,
malgré elle, par quelques grandes figures vraiment chevaleresques ou vraiment religieuses, par des entreprises grandioses comme
les Croisades ? Non. C'est dans l'histoire locale.
Celle-ci est une muse pédestre qui voit de près le petit côté des grandes choses. Elle raconte, non pas tant les grands jours que tous
les jours du Moyen-Âge ; non les scènes épiques, mais ce que coûtent les scènes épiques aux petites gens ; non les héros, elle est
payée pour n'y pas croire, mais les personnages médiocres, en tout temps les plus nombreux de beaucoup ; non le roman, mais la vie vraie
- toute la moitié humble et triviale des choses humaines, res angusta domi ; ménage, pot-au-feu si vous voulez ; et affaires, et
tracas, et habitudes domestiques.
N'attendez donc ici rien de bien sublime : Vous êtes plus près du vrai qu'ailleurs ............................ Quoiqu'on ait dit,
le vrai n'est point aimable ; il est souvent triste, plutôt mesquin. Mais l'histoire ne sert, sa leçon ne profite qu'autant qu'elle
est vraie.
(in "La Bresse et le Bugey, leur place dans l'Histoire", tome 1, préliminaires)
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