Scène IV
Le Bienheureux, Davolo.
Le Bienheureux (s'asseyant et offrant un tabouret à Davolo) : Assieds-toi,
Davolo, nous serons mieux à notre aise.
Davolo : On t'aura dit quelque chose de ce qui s'est passé cette nuit dans ma
case ?
Le Bienheureux : Oui, Davolo, mais je n'en ai rien cru et même je n'en crois
rien encore…
Davolo (avec décision) : Eh bien, tu te trompes !… Peut-être a-t-on exagéré ;
mais il est une chose certaine et que je viens te dire de la par des Atoua de
l'abîme : c'est que ta religion est très mauvaise et que, si tu veux éviter
d'encourir leur colère, si tu veux éviter (il appuie) les plus grands malheurs,
tu dois suivre mes conseils.
Le Bienheureux : Tes conseils, Davolo ? Et quels sont-ils ?
Davolo : Il faut que tu abandonnes le culte de Jéhovâh, c'est un dieu mauvais…
Les Atoua me l'ont dit… Il faut que tu offres des sacrifices au grand
Taka-Véli-Kélé… Il faut…
Le Bienheureux (calme et grave) : Arrête, Davolo, et écoute bien mes paroles :
il n'y a qu'un seul Dieu, un Dieu unique qui a créé les étoiles, le soleil , la
terre et les hommes : ce Dieu, c'est Jéhovâh ! C'est Jéhovâh qui a créé les
hommes et leur a promis un bonheur éternel s'ils obéissaient à ses ordres. Ils
désobéirent, Davolo, et ce Dieu tout miséricordieux leur envoya un Sauveur mort
pour notre salut : c'est l'image sacrée de ce Sauveur, de mon Jésus, que je porte
sur ma poitrine. Ceux que tu appelles des dieux, Davolo, ce sont des esprits très
mauvais qui trompent les hommes et ren-dent malheureux tous ceux qui sont
attachés à leur culte…
Davolo : Tu mens, prêtre, et la preuve c'est que nous étions heureux dans l'île
avant ton arrivée, et maintenant, la division est partout.
Le Bienheureux : Oui, Davolo, tu as raison, la division est partout ; mais cette
division est nécessaire et portera les plus heureux fruits. Elle est produite par
la lutte du mal contre le bien, des ténèbres contre la lumière, des mauvaises
passions contre les plus belles vertus. Quand le soleil se lève, Davolo, il y a
dans l'air comme un mélange de ténèbres et de lumière ; mais la lumière l'emporte
bien vite, et les ténèbres se dissipent…
Davolo (ironiquement) : Alors, tu es le soleil, toi, et les prêtres des Atoua
seraient les ténèbres ?
Le Bienheureux : C'est cela, Davolo, mais ces ténèbres aussi peuvent se changer
en lumière. Abandonne le culte des démons, Davolo, et tu seras heureux alors,
mille fois plus qu'avant mon arrivée dans l'île.
Davolo (menaçant) : Ah ! Etranger, tu peux tromper des femmes et des enfants ;
tu peux surprendre la bonne foi des jeunes gens et de quelques vieillards, mais
tu ne gagneras jamais un pêtre des Atoua.
Le Bienheureux : Peut-être… Davolo, la grâce de mon Dieu est toute puissante.
Oui, ma foi me le dit, un jour viendra, un jour qui n'est peut-être pas très
lointain, où toute cette île, aujourd'hui assise à l'ombre de la mort, se lèvera
dans la lumière… Alors, tous les habitants de Foutouna adoreront Jéhovâh. Si je
ne vois pas moi-même cet heureux jour, d'autres missionnaires viendront qui le
verront, joyeux ! Et toi-même, Davolo, tu te convertiras peut-être, alors.
Parle franchement, n'as-tu pas éprouvé, au fond de ta conscience, comme un
immense remords pour avoir rendu aux démons un culte infâme ? N'as-tu pas honte
des excès abominables que ta religion approuve ? Ne rougis-tu pas de manger la
chair de tes frères… Ah ! ta conscience doit se révolter, Davolo, en face de
toutes ces iniquités !
Davolo : C'est possible… Mais que t'importe ? Je trouve du plaisir dans ce
culte, et les Atoua l'ordonnent…
Le Bienheureux : Eh bien, les Atoua te trompent, et, à ton tour, tu induis en
erreur les pauvres Foutouniens.
Davolo (se levant furieux) : Je les trompe, moi ?… C'est toi, toi, toi,
étranger, qui es venu les tromper, toi qui es venu parmi nous comme un
trouble-joie ; toi, venu pour tenter de détruire nos coutumes les plus sacrées :
les sacrifices aux Dieux ; les guerres nécessaires ; les banquets mystérieux de
la nuit ; les festins en l'honneur des Atoua où l'on pouvait manger la chair
de l'ennemi vaincu. Toutes ces coutumes établis par nos ancêtres, tous ces
plaisirs auxquels nous étions habitués dès l'enfance et qui nous sont plus
chers que la vie, c'est toi qui t'efforces de nous en priver… Ah, misérable
étranger ! Je sais bien pourquoi tu es venu à Foutouna… C'est la faim qui t'a
chassé de ton pays, et tu es venu dévorer nos ignames et nos fruits délicieux ;
on t'a obligé de quitter la France, probablement comme nous renvoyons de
Foutouna ceux qui commettent quelque horrible forfait ; tu as espéré faire des
esclaves en te donnant comme le représentant d'un Dieu que tu dis être plus
puissant que les nôtres ! (Exaspéré, élevant la voix) Eh bien, tes espérances
seront déçues, car les Atoua m'ont parlé… Il y a un moyen de retrouver notre
tranquillité première (Il étend le bras vers le P. Chanel) Maudit soit ton
Dieu ; maudit sois-tu toi-même, par les tout-puissants Atoua !
(Il sort, furieux)
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