R.P. JEAN GOYET, S.M.
Provincial de Lyon


Du R.P. Jean Goyet, nous ne savons actuellement rien. L'ouvrage dont il est l'auteur a été retrouvé dans une salle des ventes, sous la forme d'un gros cahier relié que l'on peut assimiler au script d'un des acteurs de la pièce quand elle fut jouée.

"Un jour, un des nôtres a quitté les gracieuses prairies et les riants bocages de notre chère Bresse, de Cuet, notre bien aimé pays, pour accomplir l'acte de bienfaisance le plus grand qui honore un homme : le dévouement à l'évangélisation des peuples et la libération des êtres malheureux voués à l'esclavage.
"Aussi, à Cuet et en Bresse, sommes-nous fiers de notre Bienheureux Chanel !
"L'épisode de son martyre sera le résumé de toute cette belle vie, nous nous efforcerons de le reproduire devant vous avec une scrupuleuse fidélité…"


(extrait de la présentation de la tragédie au public)


La réédition de cet opuscule (ou plutôt sa publication) est le résultat de diverses recherches historiques.
On y trouvera une étude sur le choc de deux cultures totalement différentes, et dont l'opposition poussera aux dernières extrémités. Ceci en-dehors de la dimension religieuse, qui est bien sûr présente, et que l'on peut partager ou non.<
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Scène IV

Mousoumousou (seul) : Cette fois, le roi peut être tranquille. Oumoutali, que le prêtre avait gagné , vient de jurer sa perte. J'ai bien fait de dire que le missionnaire l'avait trahi… C'est déloyal, je l'avoue, car c'est faux, et d'ailleurs ce blanc m'a fait du bien… Mais n'importe ! Il a été dur, pour moi l'autre jour, en me refusant un calice… Il veut tuer notre religion, et la sienne condamne nos plus belles fêtes… Plus de danses avec lui ; plus de festins de chair humaine après la guerre, plus de fêtes mystérieuses, la nuit, dans les grands bois… Et puis, il est ambitieux ; ses paroles, plus douces qu'un chant d'oiseau, caressent délicieusement l'oreille, mais c'est pour mieux nous tromper… C'est qu'il vise, probablement au pouvoir suprême, et alors, s'il devient roi, ce ne sera pas moi, ni Oumoutali qui serons ses grands chefs, comme nous le sommes de Niouliki… Allons ! Le sort en est jeté… Je ne dois pas me laisser attendrir par le souvenir de services inté-ressés… C'est à mes propres intérêts que je dois veiller d'abord… Guérirait-il mon fils, qu'un Toé-Matoua vient de déclarer perdu, que, même alors, mon intérêt serait de le perdre. Mais voici Niouliki.
(Il s'avance d'un pas vers la porte de la case).

Scène V

Mousoumousou, Niouliki.


Niouliki : Tu avais raison, Mousoumousou, le blanc avait gagné Oumouta-li ; mais tu l'as désabusé. Tu as bien fait de lui dire que l'étranger t'avait confié sa conversion: le prêtre n'a pas d'ennemi plus, acharné maintenant… Mais que vois-je ? N'est-ce pas lui qui arrive ?

Mousoumousou (se penchant vers le roi) :Oui, c'est lui… Il est de notre intérêt de lui faire bon visage.

Niouliki : Non, mille fois non! Je vais lui montrer, au contraire, qu'il a encouru pour jamais ma disgrâce.
(Il va s'asseoir sur son trône).

Scène VI
Le Bienheureux, Niouliki, Mousoumousou.


Le Bienheureux (calme, voix douce) : Salut, ô roi. Je viens, selon ma coutume, prendre de vos nouvelles, après le labeur de la journée… mais… vous paraissez bien triste… quel motif…

Niouliki (exaspéré) :Le motif ? Oh, tu le sais bien, le motif… Ah ! tu le sais bien ! … mais tremble !
(Il se lève vivement et se dirige vers la porte de la case. Puis se retournant)
: Toi, Mousoumousou, attends ici mon retour.

Scène VII
Le Bienheureux, Mousoumousou


Mousoumousou (voix calme) : Cher ami, le roi est bien en colère contre toi. Il paraît que c'est à cause de ton lotou… Ton lotou est bon, pourtant ; il enseigne à être charitable comme tu l'es toi-même, car tu as prodigué tes soins à mon fils ces jours derniers, sans aucune préoccupation d'intérêt.

Le Bienheureux : Ton pauvre enfant! Le Toé-Matoua t'a dit, n'est-ce pas, qu'il mourrait avant la nuit… Pauvre Mousoumousou ! … Je crois, hélas ! que le Toé-Matoua a bien jugé… Mais le grand Dieu du ciel est tout puis-sant… Si tu lui promettais de te convertir dans le cas où ton enfant échapperait à la mort qui le menace de si près ?

Mousoumousou : Ô père, il y a longtemps que j'ai pensé à prendre ton lotou… mais si mon fils vivait, oh alors, je n'hésiterais plus. Vois-tu, père, je t'aime tant !


Scène IV
Le Bienheureux, Davolo.

Le Bienheureux (s'asseyant et offrant un tabouret à Davolo) : Assieds-toi, Davolo, nous serons mieux à notre aise.

Davolo : On t'aura dit quelque chose de ce qui s'est passé cette nuit dans ma case ?

Le Bienheureux : Oui, Davolo, mais je n'en ai rien cru et même je n'en crois rien encore…

Davolo (avec décision) : Eh bien, tu te trompes !… Peut-être a-t-on exagéré ; mais il est une chose certaine et que je viens te dire de la par des Atoua de l'abîme : c'est que ta religion est très mauvaise et que, si tu veux éviter d'encourir leur colère, si tu veux éviter (il appuie) les plus grands malheurs, tu dois suivre mes conseils.

Le Bienheureux : Tes conseils, Davolo ? Et quels sont-ils ?

Davolo : Il faut que tu abandonnes le culte de Jéhovâh, c'est un dieu mauvais… Les Atoua me l'ont dit… Il faut que tu offres des sacrifices au grand Taka-Véli-Kélé… Il faut…

Le Bienheureux (calme et grave) : Arrête, Davolo, et écoute bien mes paroles : il n'y a qu'un seul Dieu, un Dieu unique qui a créé les étoiles, le soleil , la terre et les hommes : ce Dieu, c'est Jéhovâh ! C'est Jéhovâh qui a créé les hommes et leur a promis un bonheur éternel s'ils obéissaient à ses ordres. Ils désobéirent, Davolo, et ce Dieu tout miséricordieux leur envoya un Sauveur mort pour notre salut : c'est l'image sacrée de ce Sauveur, de mon Jésus, que je porte sur ma poitrine. Ceux que tu appelles des dieux, Davolo, ce sont des esprits très mauvais qui trompent les hommes et ren-dent malheureux tous ceux qui sont attachés à leur culte…

Davolo : Tu mens, prêtre, et la preuve c'est que nous étions heureux dans l'île avant ton arrivée, et maintenant, la division est partout.

Le Bienheureux : Oui, Davolo, tu as raison, la division est partout ; mais cette division est nécessaire et portera les plus heureux fruits. Elle est produite par la lutte du mal contre le bien, des ténèbres contre la lumière, des mauvaises passions contre les plus belles vertus. Quand le soleil se lève, Davolo, il y a dans l'air comme un mélange de ténèbres et de lumière ; mais la lumière l'emporte bien vite, et les ténèbres se dissipent…

Davolo (ironiquement) : Alors, tu es le soleil, toi, et les prêtres des Atoua seraient les ténèbres ?

Le Bienheureux : C'est cela, Davolo, mais ces ténèbres aussi peuvent se changer en lumière. Abandonne le culte des démons, Davolo, et tu seras heureux alors, mille fois plus qu'avant mon arrivée dans l'île.

Davolo (menaçant) : Ah ! Etranger, tu peux tromper des femmes et des enfants ; tu peux surprendre la bonne foi des jeunes gens et de quelques vieillards, mais tu ne gagneras jamais un pêtre des Atoua.

Le Bienheureux : Peut-être… Davolo, la grâce de mon Dieu est toute puissante. Oui, ma foi me le dit, un jour viendra, un jour qui n'est peut-être pas très lointain, où toute cette île, aujourd'hui assise à l'ombre de la mort, se lèvera dans la lumière… Alors, tous les habitants de Foutouna adoreront Jéhovâh. Si je ne vois pas moi-même cet heureux jour, d'autres missionnaires viendront qui le verront, joyeux ! Et toi-même, Davolo, tu te convertiras peut-être, alors. Parle franchement, n'as-tu pas éprouvé, au fond de ta conscience, comme un immense remords pour avoir rendu aux démons un culte infâme ? N'as-tu pas honte des excès abominables que ta religion approuve ? Ne rougis-tu pas de manger la chair de tes frères… Ah ! ta conscience doit se révolter, Davolo, en face de toutes ces iniquités !

Davolo : C'est possible… Mais que t'importe ? Je trouve du plaisir dans ce culte, et les Atoua l'ordonnent…

Le Bienheureux : Eh bien, les Atoua te trompent, et, à ton tour, tu induis en erreur les pauvres Foutouniens.

Davolo (se levant furieux) : Je les trompe, moi ?… C'est toi, toi, toi, étranger, qui es venu les tromper, toi qui es venu parmi nous comme un trouble-joie ; toi, venu pour tenter de détruire nos coutumes les plus sacrées : les sacrifices aux Dieux ; les guerres nécessaires ; les banquets mystérieux de la nuit ; les festins en l'honneur des Atoua où l'on pouvait manger la chair de l'ennemi vaincu. Toutes ces coutumes établis par nos ancêtres, tous ces plaisirs auxquels nous étions habitués dès l'enfance et qui nous sont plus chers que la vie, c'est toi qui t'efforces de nous en priver… Ah, misérable étranger ! Je sais bien pourquoi tu es venu à Foutouna… C'est la faim qui t'a chassé de ton pays, et tu es venu dévorer nos ignames et nos fruits délicieux ; on t'a obligé de quitter la France, probablement comme nous renvoyons de Foutouna ceux qui commettent quelque horrible forfait ; tu as espéré faire des esclaves en te donnant comme le représentant d'un Dieu que tu dis être plus puissant que les nôtres ! (Exaspéré, élevant la voix) Eh bien, tes espérances seront déçues, car les Atoua m'ont parlé… Il y a un moyen de retrouver notre tranquillité première (Il étend le bras vers le P. Chanel) Maudit soit ton Dieu ; maudit sois-tu toi-même, par les tout-puissants Atoua !

(Il sort, furieux)







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