PHILIBERT LE DUC



"Thomas-Paul-Philibert Le Duc, né à Bourg le 17 mars 1815, était le petit-fils de Thomas Riboud. Son père était fonctionnaire dans l'administration des eaux et forêts. Philibert, après de solides études classiques, commença des études de médecine, puis se résolut à embrasser la carrière paternelle : il fut sous-inspecteur des forêts à Verdun, à Bourg en 1848, inspecteur à Belley en 1859, puis à Annecy et à Lons-le-Saunier. Toute sa vie il conserva de solides attaches avec son département natal : il y séjournait fréquemment, et y vécut la dernière partie de son existence. Dès 1836 il est membre de la Société d'Emulation de l'Ain, et il devient secrétaire de cette société. Il fut l'un des membres fondateurs de la Société Littéraire, Historique et Archéologique de l'Ain en 1872. Il fut aussi membre de la Société Littéraire de Lyon, et membre de l'Académie de Lyon. Il mourut à Bourg en octobre 1884."
(Paul Guichard, in "Histoire littéraire des Pays de l'Ain")


Traductions :

Sonnets de Pétrarque (1877)
Bucoliques et Petits poèmes de Virgile (1884)
Idylles, de Théocrite (osthume)

Ouvrages historiques :

Thomas Riboud et la Société littéraire de Lyon (1878)
Curiosités historiques de l'Ain (1878)
Histoire de la Révolution dans l'Ain (1879-1884)

Ouvrages de critique littéraire :

Vie et Poésies du président Riboud (1862)
Les Fabulistes de l'Ain (1883)
Les Noëls Bressans (1845)
Margueta (1852)
L'Enrôlement de Tivan (1870)
Chansons et Lettres patoises (1881)

Poèmes :

La Bolia aveulia (La jeune fille aveugle)
Brixia (1870)
Haltes dans les bois (1874)
Le Passage de la Reyssouze par Napoléon (1846)
Sonnets curieux et sonnets célèbres (1869)




On peut regretter que Philibert Le Duc, qui avait des idées bien arrêtées, ait parfois "réécrit" des textes patois pour leur donner une valeur littéraire "supérieure" à l'original, ou ses prises de positions sur certains sujets, qui peuvent nuire à l'œuvre à laquelle elles se rattachent. Ainsi, dans sa préface à "Histoire de la Révolution dans l'Ain" :

"Près d'un siècle s'est écoulé depuis 1789. Le moment est venu, ce nous semble, où l'histoire de ces jours néfastes peut s'écrire avec une certaine liberté.
"Il est temps aussi de la publier. Maintenant que la France est dans une situation précaire (NDLR : 1879-1880), et que la prétention de gouverner sans morale et sans Dieu, nous menace du retour de l'anarchie, n'est-il pas opportun que nos compatriotes sachent par leur propre histoire, par les agitations et les excès de leur pays, par les perplexités de leurs familles, par la détention, l'exil, la ruine ou l'échafaud qui les ont atteintes, jusqu'où peuvent conduire de généreuses illusions ? Peut-être après nous avoir lu, réfléchiront-ils aux dangers des innovations politiques, et suivront-ils le précepte du La Fontaine bressan (l'abbé Guichellet): "Des fautes du passé gardons au moins le fruit". Si quelques-uns nous disent que le progrès social est sorti de la Révolution, et que ses bienfaits compensent largement les calamités qu'elle a produites : "Erreur ou mensonge, répondrons-nous ; la Révolution n'est pour rien dans ces principes qui régissent la société moderne. Ces principes ont une origine antérieure ; ils se sont produits dans les cahiers des états provinciaux de 1789 et Louis XVI les a proclamés. C'est sans aucun droit que la révolution s'en glorifie : elle n'a marqué son passage que par la destruction du bien et du beau ; elle n'a fait progresser que le mal."
"Comme tout historien, nous avons notre manière de voir. Nous n'aimons ni la Révolution ni les gouvernements instables. Selon nous, la guerre civile et l'assaut perpétuel du pouvoir sont des obstacles à la prospérité de la France et retardent le progrès de la civilisation…"



      



PARRAIN - GENIE

Mon front d'un an de plus ne peut craindre l'offense ;
Je ne suis plus au temps, où l'orgueilleuse enfance
Se croit plus riche après douze mois révolus ;
Enfin j'ai devant moi de longs jours de jeunesse.
Peu m'importe à présent que l'an meure ou qu'il naisse !
Parrain-Génie, hélas ! ne me visite plus.

Quels adieux puis-je faire à l'année expirante ?
Loin de couler pour moi comme eau transparente,
De bons et mauvais jours c'est un flux et reflux ;
Mauvais le plus souvent… Rarement il arrive
Qu'un flot laisse, en fuyant, des trésors sur la rive :
Parrain-Génie, hélas ! ne me visite plus.

Nouvelle année, à toi quels vœux adresserais-je ?
En vain je te prierais qu'un sort plus doux abrège
Cette route où mes pas marchent irrésolus.
Comme toutes tes sœurs, si riches d'espérances,
Tu ne m'apporteras que regrets et souffrances :
Parrain-Génie, hélas ! ne me visite plus.

De la pluie et du froid, pas une fleur ouverte !…
Pas un oiseau qui chante, une pelouse verte !…
Pas un regard de toi qui pour toujours me plus !…
C'est ainsi que, chaque an, le nouvel an s'annonce !
Je vois bien qu'au bonheur il faut que je renonce :
Parrain-Génie, hélas ! ne me visite plus.

Mais du temps qu'à ma voix venait Parrain-Génie,
Que j'étais plein de joie et que nulle insomnie
Sur ma couche d'enfant ne venait m'agiter :
Ah ! quel désir ardent de voir mourir l'année !
Comme je faisais fête à la nouvelle-née !
Parrain-Génie alors venait me visiter !

J'étais sage la veille (ô trompeuse sagesse !)
Pour obtenir ses dons avec plus de largesse.
Ce jour-là, noir cachot, je savais t'éviter !
Ce jour-là, ni combats, ni fuite, ni querelle !
J'étais paisible et doux comme une tourterelle :
Parrain-Génie alors venait me visiter !

Ma prière finie, et par ma main folêtre
Mon sabot le plus large étant pendu dans l'âtre,
Sous la fraîcheur des draps j'entrais sans hésiter.
Bientôt plus d'autre bruit que d'égales haleines.
Doucement au foyer descendant, les mains pleines,
Parrain-Génie alors venait me visiter !

Je dormais jusqu'au jour, rêvant monts et merveille.
Oh ! quel empressement, sitôt que je m'éveille,
A courir au sabot, à me précipiter
Dans la chambre, à fouiller dans mes poches nombreuses !
Laissant partout de lui des traces généreuses,
Parrain-Génie alors venait me visiter !

Le sabot était plein de gobilles d'agate ;
Sur l'eau de ma cuvette errait une frégate ;
Un cheval de carton était prêt à monter ;
Un sabre de fer blanc allait orner ma taille
Et mes soldats de plomb se rangeaient en bataille !
Parrain-Génie alors venait me visiter !

Puis, des pièces d'argent dans une tire-lire ;
Des images à voir, de beaux livres à lire,
Des trompettes craint à vous ressusciter!
Enfin mille jouets ! et mes poches gorgées
De bonbons, caramels, pralines et dragées !
Parrain-Génie alors venait me visiter !

Mais Parrain-Génie à présent m'abandonne.
C'est l'enfant qu'il chérit, c'est à l'enfant qu'il donne.
Pour moi plus de jouets et de bien superflus !
Plus de surprise chère à mes regards avides !
Plus de sabots remplis ! et mes poches sont vides !
Parrain-Génie, hélas ! ne me visite plus.

Mais que dis-je ? cet ange ou ce Parrain-Génie,
Répandant ses bienfaits sur ma couche bénie,
Et m'embrassant peut-être avant de me quitter,
N'était-ce pas ma mère ? et son bon cœur qui m'aime
Cess-t-il un instant de veiller sur moi-même ?
Parrain-Génie encor vient donc me visiter.

(Mâcon, décembre 1839)



LE TRESOR DE LA TOUR DE JASSERON
ou
LES DEUX NUITS DE NOËL


Le Vieux Château

Au pied du Revermont, il est un beau village,
Où la maison du riche au toit du vigneron
S'unit par des enclos de fleurs et de feuillage :
Ce village, c'est Jasseron.

A côté d'une croix, la route blanche et verte
Tourne à gauche, et divise, à l'ombre des noyers,
Une vallée étroite, au vent du sud ouverte,
Où sont groupés d'humbles foyers.

La montagne, au matin, contient de fraîches combes.
Sur la montagne, au soir, un antique château
Domine au loin la Bresse, et plus près quelques tombes,
Et l'Ermitage à mi-côteau.

Depuis sept fois cent ans, sur la cime il s'élève
Avec sa tour grisâtre où croissent les violiers,
Avec ses larges murs où l'on trouve le glaive
Que brandissaient les chevaliers.

Cette tour, qui simule, en son étrange style,
Au dedans du rempart un rectangle massif,
S'arrondit au dehors, pour que le projectile
Glisse sur elle inoffensif.

A l'épreuve de l'air et toute travaillée,
Sa pierre un jour tenta de cupides esprits :
La façade d'un angle à grand peine entaillée,
Joncha le sol de ses débris.

Ces débris oubliés, de valeur presque nulle,
Formèrent à la longue un tertre gazonné
Où flottent les grelots de quelque campanule,
Où le buis s'est enraciné.

Le tertre, en obstruant la base des murailles,
A fermé pour jamais, aux regards des humains,
La porte du caveau qui garde en ses entrailles
L'or qu'on puisait à pleines mains.

Autrefois le caveau - l'histoire le rapporte -
Tous les ans, à Noël, s'ouvrait pendant la nuit.
Heureux alors celui qui pouvait à la porte
Se présenter juste à minuit !

Il entrait sans obstacle, il puisait dans le coffre ;
Il emplissait un sac, sans compter, sans choisir,
Et savait à son tour ce que la richesse offre
D'inquiétude et de plaisir.

Première nuit de Noël.

Or, on dit qu'une nuit, aux approches de l'heure,
Une femme, au front pâle, et prenant un détour,
Montait, le bras chargé de son enfant qui pleure,
Et se dirigeait vers la tour.

Cette femme était pauvre et se nommait Marcelle ;
Tout allait lui manquer, le blé renchérissait.
Son cœur, du beau trésor rêvait une parcelle
Pour l'enfant qu'elle chérissait.

Gervais, son jeune époux, le soutien du ménage,
La croyait endormie ;
Et devant le Sauveur (Car il avait encor la foi du moyen-âge)
Chantait Noël avec ferveur.

Elle, pour accomplir ses rêves de fortune,
Avait aussi quitté la chétive maison,
Et courageusement bravait l'ombre importune
Et la fraîcheur de la saison.

Quelle femme, la nuit, ne serait effrayée
De voir les rochers noirs, fantômes ténébreux,
Et de gravir ainsi la pente mal frayée
Entre des abîmes nombreux !

L'espérance soutint cette mère si tendre.
Elle atteignit la tour, et - hasard curieux -
Son pied, au premier coup que minuit fit entendre,
Toucha le sol mystérieux.

D'elle-même, aussitôt, sans bruit s'ouvre la porte.
Marcelle, dans l'excès de son étonnement,
Laisse, en dehors du seuil, choir le sac qu'elle porte,
Et de crainte hésite un moment…

Puis elle entre, malgré son trouble involontaire,
De sa main touche l'or dans le coffre d'airain,
Et, pour prendre son sac, posant son fils à terre,
Revient au bord du souterrain.

Pendant qu'elle se baisse et saisit, vive et preste,
La toile qu'enflera tant de précieux or,
La porte se referme… et le pauvre enfant reste,
Couché tout seul près du trésor !!

La séparation;

Gervais, quand il rentra dans sa chaumière vide,
Avec d'affreux soupçons demeurant interdit,
Jusqu'à l'aube veilla, prêtant l'oreille avide
A tous les bruits qu'il entendit.

Les nuits de désespoir sont de longue durée !
Dès qu'aux noyers voisins brilla le givre blanc,
Une femme apparut sur la roche azurée
Et descendit à pas tremblants.

Gervais la reconnut, et lorsqu'elle fut proche:
"Marcelle, d'où viens-tu ? Qu'as-tu fait de l'enfant ?"
Lui dit-il ; - et Marcelle, à ce juste reproche,
Sent son pauvre cœur qui se fend.

- "Hélas ! Il est perdu ! perdu ! répondit-elle ;
"Je voulais qu'il fût riche et plus heureux que nous ;
"Le caveau du trésor est sa couche mortelle…
"Pardon !… je t'en prie à genoux."

- "Non, non ! femme sans foi qui de Dieu désespères,
"Qui te laisses séduire aux offres de Satan !
"Non, non ! point de pardon ! fuis le toit de tes pères ;
"Tu n'en es plus digne… va-t-en !"

La malheureuse mère aurait pu, gémissante,
Demander grâce encore, aux larmes recourir ;
Et Gervais, aux accents de sa voix caressante,
N'eût pas manqué de s'attendrir.

Toute femme connaît la vertu singulière
Des humides regards et des gémissements,
Lorsqu'à son jeune époux, comme au chêne le lierre,
Elle attache ses bras aimants.

Marcelle sentait trop qu'elle était criminelle
Pour user cette fois de son charme vainqueur /
Elle-même à l'exil, à la honte éternelle
Se condamna du fond du cœur.

Elle s'éloigna donc, muette, désolée,
Ce qui fut pour son âme un effort surhumain,
En face du château traversa la vallée,
Et des Combes prit le chemin.

"Adieu, murmura-t-elle au milieu de ses larmes,
"Lieux où je devins mère, où pauvre je vivais,
"Où malgré l'indigence et les sombres alarmes,
"J'étais heureuse avec Gervais ! …"

L'expiation

Aux yeux plaît la maison qu'une femme surveille,
Quelque simple que soit le repas qu'on y sert ;
Celle où vit l'homme seul, fût-elle une merveille,
N'est souvent qu'un triste désert.

Gervais fut bientôt las de vivre solitaire
Et de pourvoir lui-même aux soins de son logis,
Après que tous les jours il a fouillé la terre
Ou taillé les pampres rougis.

Oh ! son empressement, combien il le regrette !
Que Marcelle revienne, il lui tendra la main ;
Qu'il sache seulement le lieu de sa retraite,
Lui-même en prendra le chemin.

Formant dans sa douleur mille projets étranges,
Incertaine parfois s'il fallait vivre ou non,
Marcelle avait gagné l'une des humbles granges
Qui des Combes portent le nom.

Une amie accueillit la pauvre fugitive
Et lui promit chez elle un tranquille séjour.
Marcelle vécut là, pénitente et captive,
Priant, travaillant tout le jour.

Seulement vers le soir, elle sortait voilée
Pour monter en silence à l'aride plateau
D'où ses yeux, aux lueurs de la nuit étoilée,
Apercevaient le vieux château.

Ses pas se dirigeaient vers la chapelle antique
Où le pâtre à la Vierge offre d'agrestes fleurs ;
Ses genoux fléchissaient sous le porche rustique ;
Sa voix disait avec des pleurs :

"Dame des Conches, toi qui vénère la Bresse,
"Des épouses, dit-on, tu fécondes le sein ;
"Quand leur manque en enfant, tu comprends leur détresse ;
"Sois favorable à mon dessein !

"Je désire à mon fils donner la sépulture
"Pour qu'il devienne un ange et me sauve à mon tour.
"Fais qu'une fois encor j'arrive à l'ouverture
"Du sombre caveau de la tour.

"J'en atteste en ces lieux que de bienfaits tu jonches,
"Si par toi m'est rendu son corps inanimé,
"Je veux sur ton autel, Notre-Dame des Coches,
"Qu'un beau cierge soit allumé !"

Seconde nuit de Noël

Durant un an de deuil et de regret sincère,
Marcelle de la Vierge implora la faveur…
Et puis revint enfin la nuit anniversaire
De la naissance du Sauveur.

Quand le gai carillon réveilla les chaumières,
Elle n'attendit pas que les paroissiens
Traînassent leurs pas lents précédés de lumières ;
Dans l'ombre elle pressa les siens.

Par un sentier plus long qui vers le nord serpente
Elle descendit seule, et, le vallon passé,
De la montagne en face elle gravit la pente,
Sans suivre le chemin tracé.

La tour apparaissait noire dans le ciel terne,
Comme un sombre géant sur un grand piédestal !
Sans s'égarer, Marcelle atteignit la poterne
Et parvint au caveau fatal.

Cette fois, comme l'autre, elle eut la chance heureuse
D'arriver juste à l'heure… et la porte s'ouvrit…
Dieu !.. que voit-elle ?.. Au lieu d'une dépouille affreuse,
Un bel enfant qui lui sourit !

"Quoi ! C'est lui ! c'est mon fils ! Seigneur, je vous rends grâce.
"Viens, embrasse ta mère, et partons à l'instant… "
Et, sans regarder l'or, elle emporte, elle embrasse
Son fils sur son sein palpitant.

Avec ce cher fardeau, - le trésor d'une mère -
Marcelle, à pas furtifs, descend à la maison
D'où l'avait exilée une folle chimère…
A l'âtre encore brûle un tison.

Elle trouve la clé dans le coin de la grange,
Entre, anime la lampe, active le foyer,
Sur le lit de Gervais couche l'enfant, l'arrange,
Et prend plaisir à le choyer…

Puis, quand Gervais paraît au seuil de la chaumière,
Comme elle accourt joyeuse et dit en triomphant ! :
"Cette seconde nuit efface la première ;
"Dieu nous arendu notre enfant !…

Le lendemain, touché de l'appui de la Vierge,
Aux Conches l'heureux couple allait dévotement,
Et sur l'autel Marcelle allumait un beau cierge
Comme elle en avait fait serment.

(Bourg, septembre 1857)




     Retour page ANTHOLOGIE